Un délicieux cocktail afro-britannique - Décembre 2021

Un délicieux cocktail afro-britannique

Trente novembre : fête de l’indépendance de la Barbade, acquise pacifiquement en 1966. Cinquante-cinq ans plus tard, le 30 novembre 2021, l'île longtemps décrite comme le « Joyau de la Couronne britannique dans les Caraïbes » renonce à son statut de monarchie parlementaire pour devenir une république. Avec fierté, mais non sans une certaine émotion, car ce divorce constitutionnel avec l’ancien colon revient à couper le cordon ombilical avec la Reine d’Angleterre, cheffe d’Etat de l’île toujours respectée par les Barbadiens. Or c’est cette filiation britannique transmise à une population d’origine africaine qui caractérise le peuple de la Barbade, à la fois tellement « British » et tellement africain.

Si, comme moi, en arrivant à la Barbade vous vous attendez naïvement à une ambiance latino du fait que l’île se situe juste à l’est de l’Amérique latine, sachez-le, vous n’y trouverez ni groupes de musiciens ou danseurs de rue hors saison du carnaval (Crop-Over) (1), ni vendeurs de fruit exotiques sur la plage. Et pour cause : pendant près de 350 ans, la Barbade a été colonisée par les Anglais - et uniquement par des Anglais. En effet, contrairement à toutes les autres îles des Caraïbes que les armadas des puissances européennes se sont arrachées à tour de rôle au fil des guerres, à la Barbade, bastion militaire de l’empire britannique, les Sujets de sa Majesté n’ont jamais cédé la place à aucune autre armée. Alors, comment ai-je pu m'attendre à une influence latino à la Barbade ? C’est une fois cette donnée de base assimilée que j’ai commencé à mieux cerner ce peuple d’ascendance majoritairement africaine : l'absence d’exubérance en dehors du cadre privé, c’est la réserve toute British ; les bonnes manières, les règles de bienséance, la discipline, le système scolaire rigoureux, l’attachement aux costumes d’école ou de parade, c’est bien l’héritage britannique tout cela.

Cet héritage britannique, les habitants de la Barbade le revendiquent. Ils sont fiers de maîtriser l’anglais de la Reine même si, lorsqu’ils se retrouvent entre eux, c’est leur dialecte Bajan(2) qui prend le dessus (dialecte classé comme « acrolecte », comme je l’ai appris lors du cours English in the Caribbean(3), autrement dit, le plus proche de la norme). Le sport qui déchaîne leurs passions, c’est le cricket. Et lors de ma découverte de la ville, mes guides n’ont jamais manqué de me rappeler que le parlement de la Barbade était le troisième parlement le plus ancien du Commonwealth.

La culture anglaise, on la retrouve aussi dans les assiettes, le fish and chips prenant des saveurs locales sous forme de catch of the day (poisson du jour) accompagné de frites de patate douce, alors que le macaroni pie n’a pas besoin de prouver sa parenté avec le macaroni and cheese.

Si, à la Barbade, la bière n’a pas réussi à détrôner le rhum, la consommation d’alcool reste sans restriction aucune, alors que le cannabis (la ganja), qui puise ses sources dans la culture caribéenne et africaine, est diabolisé. N’est-ce pas là un relent des coutumes sociales qui ont longtemps prévalu dans les salons britanniques des anciennes plantations de sucre ?

Quant aux noms de villes de cette île, elle-même surnommée Little England, ils suffisent à eux seuls à rappeler la mère-patrie : Hastings, Kensington, Dover, Little Bristol, Brighton, Brandon… Soyez vigilants en réservant un hôtel en ligne, car vous risquez bien de vous retrouver dans le fog anglais plutôt que sous les cocotiers !

Que dire des noms et prénoms ? Les Peter, Wayne, Diana, Liz sont légion et l’emportent sur les prénoms aux consonances africaines. Et les patronymes anglais, omniprésents, témoignent de l’époque où le propriétaire d’une plantation imposait son nom à ses esclaves africains (qui eux, perdaient le leur), preuve de propriété. Mais attention à la nuance : le «e » dans Clarke ou Forde fait toute la différence, puisqu’il permettait à la famille du maître de se distinguer de ses sujets.

Et l’Afrique dans tout cela me direz-vous ? L’Afrique, elle est dans l’âme même des Bajans, pour ne pas dire qu’elle est l’âme de la Barbade.

Elle se dévoile dans la démarche indolente des habitants de l’île.
Elle se reconnaît dans la bonhomie et la spontanéité des Bajans une fois mis en confiance.
Elle s’entend dans les éclats de rires contagieux des locaux.

Elle se perçoit dans la chaleur des relations inter-générationnelles et dans la vénération des ainés.
Elle se ressent dans l’humanité des relations sociales et même professionnelles.

Elle brille dans les couleurs flamboyantes des maisons, des fleurs, des vêtements.
Elle s’étale sur les marchés de fruits et légumes de Cheapside ou le marché du poisson à Oistins.
Elle s’impose dans Swan Street, la rue piétonne de la capitale Bridgetown toujours grouillante de monde et bouillonnante d’activités.

Elle se déguste sur le bord de la route dans des fish cakes bien épicés, accompagnés du jus d’une belle noix de coco fendue à la machette sous vos yeux.
Elle se lâche dans une musique tonitruante sur les marchés, dans les mini-bus ou dans les fêtes.
Elle s’exprime dans les couleurs, les formes et motifs de l’art caribéen.

Elle se reconnaît dans les tams(4) qui cachent la longue chevelure des Rastas(5) ou au contraire dans les tresses sophistiquées des coiffures tant féminines que masculines.
Elle célèbre la mémoire de ses ancêtres à l’occasion de la Fête de l’Emancipation le 1er août en se recueillant autour de différents cultes africains.

Elle révèle sa relation décomplexée au corps dans le déhanchement naturel des danses suggestives du Wukkup(6).

Elle fait la fête lors de Crop-over ou autres célébrations nationales avec des représentations de personnages folkloriques tels que la plantureuse Mama Sally symbole de la fertilité ou Shaggy Bear, l'ours hirsute guérisseur bienveillant.
Elle s’entend dans les flûtes, sifflets et tambours des groupes musicaux folkloriques, les  Tuk bands qui animent ses fêtes, ou dans les concerts de steel pan, les tambours d’acier.

Cet étonnant cocktail culturel s’est révélé dans toute sa splendeur lors de la cérémonie de proclamation de la République célébrée en grande pompe en 2021 dans un ravissant mélange de protocole et de folklore. Il y a fort à parier que, tout en renonçant à faire partie de la Couronne, la Barbade saura conserver cet équilibre délicat qui laisse transparaître sous le vernis britannique sa culture africaine brillant de mille feux.

Quant au choix de la chanteuse Rihanna comme ambassadrice plénipotentiaire de la Barbade, en présence du Prince Charles, n’illustre-t-il pas à merveille la volonté de l’ancienne colonie britannique de renoncer à la soumission au profit de l’audace, en passant de la monarchie à la république ?

1) Crop-over : Festivités marquant la fin de la récolte de la canne à sucre
2) Bajan : (prononcer Beyjan): substantif et adjectif dérivé de « Barbadian ». Indique l’appartenance à la Barbade.

3) English in the Caribbean: Cours de culture et d’anglais des Caraïbes organisé à la Barbade en 2019 et 2020  Pour en savoir plus
4) Tams : Bonnets pour dreadlocks (mêches de cheveux emmêlées)
5) Rastas : Adeptes du Rastafarisme, mouvement social, culturel et spirituel qui s'est développé à partir de la Jamaïque dans les années 1930.
6) Wukk-up : Danse des Caraïbes très suggestive

 

Jihane Sfeir
20 décembre 2021