Une vie de tortue - Octobre 2021

tortue

Notre première rencontre, je m’en souviens comme si c’était hier.
On m'avait bien dit que je la verrais un jour. Partout, sur la plage, dans la rue, des panneaux annoncent sa présence potentielle, appelant à y prendre garde, à la protéger. J’échafaudais des plans pour aller à sa rencontre : une croisière en catamaran, une sortie en nage libre accompagnée par un guide… Quand soudain je la vis. Un bout de bois, me dis-je tout d’abord, en apercevant cette petite tâche brune flotter à 2 ou 3 mètres de moi au milieu de la vaste mer turquoise dans laquelle je me baignais, seule. Mais lorsque le petit bout de bois s’enfonça dans l’eau puis réapparut quelques secondes plus tard un peu plus près de moi, avec, cette fois, deux yeux qui me regardaient placidement, je faillis moi-même -de surprise- disparaître sous l’eau. Une tortue ! C’était bien ça ! Venue par elle même à ma rencontre ! Je me rapprochai d’elle, sans trop de mouvements et là j’aperçus sa grosse carapace dans l’eau cristalline. Enorme, et pourtant tellement légère ! Avec ses quatre pattes qui lui servaient de nageoires, elle glissait dans l’eau en toute fluidité, à une vitesse surprenante. C’est alors que j’en vis deux autres qui la suivaient comme dans une chorégraphie. Quelle grâce ! Ce ballet ne s’offrit à moi que quelques minutes, puis je me retrouvai à nouveau seule dans cette magnifique mer des Caraïbes. Un mirage ? Non, puisque, comme j’aurai la chance de le découvrir, les tortues de mer affectionnent les plages de la Barbade tout autant que moi !

Après cette première rencontre totalement fortuite, il y eut la sortie en catamaran, avec, au programme, le goûter des tortues : sans crainte et avec une agilité surprenante malgré leur poids (jusqu’à 300 kgs), elles se faufilent entre les nageurs équipés de masques et tubas pour attraper le bout de poisson que notre "Gentil Organisateur" marin leur tend. Encore une émotion différente. Elles viennent si près ! Cette attraction payante (incluse dans la sortie en catamaran) n’est pas sans susciter des critiques, certains considérant que l’on interfère avec le mode de vie naturel des tortues en les nourrissant, au risque de les gaver. Mais ces chères créatures ne se laissent pas acheter par les touristes pour une poignée de poisson : une fois repues elles s’éloignent et tant pis pour le prochain groupe qui ne les verra pas. Pépère, la vie de tortue dirait-on ! Et pourtant, pour arriver à cet âge adulte où elles ne craignent plus les prédateurs, que de dangers elles ont dû braver ! D’ailleurs, à quoi ressemble leur vie ? Comment commence-t-elle ?

J’ai eu l’occasion de le découvrir un an plus tard, lors d’un pique-nique sur la plage un soir sans lune. Des paumes de main se tendent, impatientes, au-dessus du feu de bois pour saisir une tranche de fruit à pain rôti (Breadfruit*) quand soudain une des convives pousse un cri : des dizaines de bébé-tortues se précipitent de toute la force de leurs petites pattes droit vers le feu, prenant la lueur des flammes pour les rayons de lune censés les guider vers leur habitat naturel, la mer ! Je comprends alors le danger des éclairages urbains pour les bêtes…Mes amis Bajans**, sensibilisés aux bons gestes pour sauver les tortues, éteignent rapidement le feu et allument la torche de leur téléphone pour diriger les tortues vers l’océan. Ces petites bêtes de deux centimètres à peine, qui viennent de percer l’oeuf dans lequel elles se sont développées deux mois durant, rampent sur le sable de toute la force de leurs minuscules pattes pour se jeter dans l’eau. Une course effrénée s’engage, surtout pour échapper aux crabes qui se promettent un bon repas. On distingue tout de suite les battantes de celles qui traînent de la patte, les saines de celles nées avec un handicap. Certaines n’y arriveront peut-être pas. Je suis tentée de les porter et les mettre dans l’eau. Surtout pas, me dit-on ! Cette dizaine de mètres à franchir truffée d’obstacles (un creux dans le sable, un coquillage, une feuille morte) est vitale pour leur permettre de fortifier leurs muscles avant d’être emportées par les vagues et surtout, pour se remémorer la plage sur laquelle elles sont nées pour revenir y creuser leur nid…une trentaine d’années plus tard !

Car oui, il n’y a pas que les papillons-monarques qui reviennent se reproduire là où ils sont nés après avoir traversé des milliers de kilomètres. A la différence des papillons, les tortues ne sont pas une espèce grégaire. Une fois les premières vagues atteintes, le groupe de bébé-tortues se disperse. Chacune se lance seule à l’affront de l’océan (la maman-tortue ayant quitté la plage sitôt ses oeufs pondus), s’éloigne jour après jour de la plage qui l’a vu naître, jusqu’à atteindre l’autre rive. Et 30 ou 40 ans plus tard, les survivantes (une sur mille) reviendront vers leur lieu de ponte. Que de dangers à affronter pendant toutes ces années ! Qu’ils soient liés à Dame Nature (prédateurs, tempêtes, algues envahissantes) ou produits par les humains (bateaux, activités maritimes de plaisance, filets de pêche, plateformes pétrolières, pailles, sacs en plastique, etc.), de nombreux risques guettent les tortues tout au long de leur périple qui les ramènera vers leur lieu de naissance.

Et une fois de retour, la partie n’est pas gagnée : où iront-elles creuser leur nid pour y poser leurs oeufs si entretemps la plage a été bétonnée pour accueillir des touristes ? Retrouver la plage de sable intacte n’est pas le seul défi. Encore faut-il que la température du sable reste constante au fil des ans, car, le savez-vous ? C’est ce qui détermine le sexe des tortues ! Un sable à 27 degrés (dans les couches les plus profondes du nid) donne des mâles. Un sable plus chaud, des femelles. Avec le réchauffement du climat les tortues femelles sont ainsi de plus en plus nombreuses. Bientôt des tortues hermaphrodites ?

Mais pourquoi tant d’émotion à la vue des tortues de mer ? Est-ce le contraste entre leur taille si imposante et leur légèreté ? Leur indépendance tout au long de leur vie et leur fidélité à leur lieu de naissance ? Ou peut-être, le rappel, en les observant se jeter dans l’eau, que pour nous aussi les humains, les risques apparaissent dès les premiers instants de notre vie ?

 

*Fruit à pain : Fruit qui pousse sur l'arbre à pain. Aliment de base dans les Caraïbes, consommé cuit comme les pommes de terre
**Bajan (pr. bay-djun): Adjectif ou substantif désignant l'appartenance à la Barbade

Pour en savoir plus :

Jihane Sfeir
6 octobre 2021