Portraits de rue - Juillet 2021

Michael M

A force de le voir traîner dans le quartier, j’avais vite déduit, avec mes lunettes d’Européenne, que c’était un « sans-abri », heureux de l’être. Sa bonhomie et ses yeux pétillants ont fini par avoir raison de ma réserve et m’ont même donné envie de l’aborder.
« Voulez-vous que je vous achète quelque chose à manger ? »
Sa réponse accompagnée d’un grand sourire espiègle me désarçonna : « Non merci je n’ai pas faim. Mais si votre but est de me faire plaisir, alors je veux bien que vous m’achetiez une bière ». Il me tendit la main, se présenta, prénom et nom. Michael M. Comment résister à une telle demande ? Jamais offrir une bière ne me mit d’aussi bonne humeur ! Je fus d’ailleurs récompensée par une déclaration enjouée : « Je veux vous épouser. C’est le coup de foudre ! » Il me demanda également de le prendre en photo et de la lui remettre, m’accordant par la même occasion le droit d’usage de son image.

Plus tard, j’appris qu’il n’était pas sans abri, qu’il vivait de petits travaux et qu’il était la mascotte des gens du quartier grâce à sa bonne humeur constante. Nos retrouvailles étaient toujours des plus chaleureuses. Quant à ses projets matrimoniaux, ils s’évanouirent avec ma promesse de lui offrir des bières sans passer par la case « Noces ». Dur pour mon ego !

Il y eut aussi Lucas. Lucas haut comme trois pommes, le visage sillonné de rides, que je rencontrais tous les matins juché sur son seau en plastique, astiquant consciencieusement une voiture après l’autre. Il me racontait avec passion ses défis professionnels quotidiens : des fientes de pigeon bien collées sur le capot, un 4x4 trop haut pour lui malgré son seau… Son grand sourire édenté témoignait de sa joie de discuter avec moi. Pourtant j’ai réussi à le décevoir. Au retour de mon premier voyage hors de la Barbade, toute contente de me souvenir de son prénom, je l'abordai avec un grand « Bonjour Luca comment vas-tu ? » Son visage s’assombrit un instant: « Comment m’as tu appelé ?
- Luca, répondis-je craintivement.
- Ah non ! Je m’appelle LucaS ! »

Quelques jours plus tard, j’ai heureusement eu l’occasion de me faire pardonner en célébrant dignement son 67ème anniversaire autour du capot d’une voiture sur laquelle j’avais posé des muffins faits maison et une petite bouteille de rhum.

Un jour, Lucas a cessé de venir à son poste. Lorsque je le rencontrai en ville quelques semaines plus tard assis sous un arbre, il m’apprit qu’il s’était fait mal à la hanche en tombant de son seau et attendait d’être opéré pour reprendre son travail. Lucas n’est jamais revenu astiquer les voitures. Mais il reste confiant dans la vie et puise encore sa bonne humeur dans ses petites discussions avec les passants.

Toujours dans mon quartier c’est Jay-Jay qui m’a abordée, intriguée de me voir passer devant sa maison tous les matins avec mon allure ni touriste ni locale. Son entrée en matière : « Vos cheveux m’intriguent. Sont-ils vrais ? » (Le thème des cheveux et des coiffures mérite un chapitre auquel j’oserai peut-être m’attaquer un jour). Lui ayant donné la preuve qu’il ne s’agissait pas d’une perruque, la conversation fut vite engagée. Une invitation des plus originales s’ensuivit : me joindre à la partie de domino hebdomadaire qu’elle organisait pour ses amies retraitées comme elle. Le domino, une institution à la Barbade ! Dans la rue, sur la plage, partout, petits et grands s’y prêtent avec passion. Trop contente de m’y mettre, j’ai dû toutefois vite ravaler mon amour-propre lorsque j’ai découvert à mes dépens qu’il ne s’agissait pas d’un simple jeu d’enfants. Le Calypso* tonitruant, les pas de wukkup** esquissés par Jay-Jay et ses copines ainsi que les chips de fruit à pain*** ont toutefois rendu la défaite moins amère. Améliorer mes compétences au domino ne tient qu’à moi, Jay-Jay étant toujours disposée à me recevoir à bras ouverts.

Quant à Dawn, c’est lors d’un spectacle de danse jamaïcaine que je l’ai rencontrée. Je m’étais aventurée en bus jusqu’à la salle de spectacle, tout en sachant que le retour le soir serait compliqué. A l’entracte, j’engageai la conversation avec son adorable petite-fille de 11 ans assise à mes côtés. C’est ainsi qu’à la fin du spectacle, connaissant la nature serviable des Bajans**** je m’enhardis à demander à Dawn si elle pouvait me déposer sur la route principale pour m’éviter un changement de bus. Bien sûr, répondit Dawn, c’est sur mon chemin. Mais elle ne s’arrêta pas à l’arrêt de bus et me raccompagna jusqu’à chez moi, dans la direction opposée à son domicile ! « Ce n’est qu’un détour de 20 minutes (dans chaque direction) » me dit-elle !

Je n’oublie pas non plus Richard, le loueur de chaises longues et parasols qui, bien qu’ayant réalisé que je ne serai jamais une bonne cliente, était toujours disposé à surveiller mes affaires pendant que je nageais, contre un brin de causette. Un jour, apercevant les méchantes piqûres de moustique sur mes jambes - eh oui, tout n’est pas parfait à la Barbade -, il prit sa voiture pour me rapporter de son jardin des feuilles d’aloe vera pour soigner mes boutons ! Le dédommager de son effort ? Pas question ! Un « hug » amical suffira, me dit-il.

Générosité, bonne humeur, spontanéité, rapports décomplexés mais toujours respectueux …de petits moments lumineux offerts par des inconnus qui ne se doutent pas qu’ils m’ont donné de belles leçons de vie .

 

*Calypso: style de musique de carnaval des Caraïbes pour chansons à textes généralement satiriques
** Wukkup : danse des Caraïbes très sensuelle
*** Fruit à pain : Fruit qui pousse sur l’arbre à pain. Aliment de base dans les Caraïbes, consommé cuit comme les pommes de terre
****Bajan (pr. bay-djun): Adjectif ou substantif désignant l'appartenance à la Barbade

 

 

Jihane Sfeir
3 juillet 2021