Foreday morning - Septembre 2020

carnaval

Vendredi 3 août 2019. Ce soir, c’est Foreday Morning, le carnaval de nuit qui précède Kadooment**. J’ai beau me vanter d’avoir enfin compris en quoi consistent les célébrations de Crop Over*, en réalité, je ne sais pas toujours comment y prendre part, d’autant plus que mes proches amis Bajan*** se sont lassés de ces rituels.

C’est dans le bus que tout se joue, le matin même. Sans vergogne je m’incruste dans une conversation concernant Foreday morning entre un couple de locaux et Spela, une jeune Européenne qu’ils viennent de rencontrer. Quelques arrêts de bus plus loin, j’ai un plan pour ce soir ! Rendez-vous pris pour 1h du matin. Les instructions sont claires : pochette en plastique pour les sous et le téléphone ; habits et chaussures « pas dommage » comme on dit en Suisse. Des habits prêts à être jetés ? D’accord, mais pas question que je me salisse ! C’est ce que je crois…

A l’heure dite, je retrouve mes nouveaux amis. Spela et moi, en novices que nous sommes, suivons Gail, notre guide locale improvisée, sans comprendre encore en quoi consiste la fête. Soudain, les premières bandes commencent à arriver, annoncées par de la musique à tue-tête. Tshirts déchirés ou costumes artisanaux, corps enduits de peinture, on est loin des costumes glamour de Kadooment. Tous sont armés de seaux de peinture, de bacs de boue et de grosses brosses. Je suis sur mes gardes : balancer un coup de brosse sur les spectateurs, c’est bien tentant…

Dans un premier temps j’observe cette foule bigarrée et déchaînée qui a l’air de bien s’amuser. Et voilà qu’un carnavalier s’approche de nous l’air coquin, sa brosse à la main. Ça y est, l’attaque redoutée arrive ! Mais non. Il ignore les touristes que nous sommes, Spela et moi, et se tourne vers Gail. Avec le sourire, Gail se laisse enduire la jambe de peinture bleue. Alors ça, je ne comprends pas ! Plus tard, une femme déguisée en arbre s’approche à son tour. Cette fois c’est Spela qui se laisse faire et qui s’en sort avec le cou et les épaules peints aux couleurs de la Barbade. Elle a l’air ravie ! Une petite voix en moi commence à se faire entendre : « Pourquoi es-tu si coincée ? Pourquoi n’es-tu pas capable de te prêter au jeu ? » Allez, je me lance ! « Madame, je veux bien une petite bande verte sur le bras ». Enhardie par ce premier pas, peu à peu je me lâche. Tout d’un coup la fête prend une autre dimension. De spectatrice, je rentre dans le jeu, sans plus me soucier des apparences ou des conventions.

Entre Spela, Gail et moi, c’est à qui mieux mieux. Un peu de rouge par ci, s’il vous plaît, du bleu par là. « Essaie la boue » me dit Spela, « c’est froid, ça rafraîchit ! » Plus ça va, plus on en redemande, plus on rit. Lâcher-prise total pour ce jeu de gamins dont je commence à comprendre les règles : pas d’attaque, pas de geste déplacé, pas d’agressivité. Comme pour les séquences de wukkup*** qui se déroulent sous mes yeux, tout est fondé sur le consentement et le respect : pas question d’imposer à l’autre un coup de brosse ou de hanche non sollicité.

A l’aube, nous voici transformées en tableaux d’art moderne. Vite, des paparazzi s’il vous plaît ! Partout des rires, de la joie, de la bonne humeur. La parade commence à se défaire. Mais la fête n’est pas finie pour nous. Vers 6h du matin Gail nous emmène à la recherche d’un café ouvert. Personne ne s’étonne de nous voir arriver ainsi peinturlurées. Ensuite, direction… la plage. Après nous être frottés de sable pour enlever le gros de la peinture, nous nous jetons dans la mer bleue des Caraïbes pour laisser les vagues faire le reste, sous les premiers rayons de soleil. Suis-je en train de rêver ?

A 8h du matin je rentre chez moi, grisée par cette double expérience de lâcher-prise et d’amitié de la part d’une inconnue (devenue, depuis, une très bonne amie). Comme beaucoup d’autres Bajans avant elle, Gail m’a prouvé qu’à la Barbade, « Etranger » ne rime pas avec « Danger ». Quant à mon « Journal qui fait du bien », finalement il a bien tenu sa promesse : Oui, la vie peut être belle…

* Kadooment : Carnaval de la Barbade. (Voir article précédent « Crop Over)
** Crop Over :  Festivités marquant la fin de la récolte de la canne à sucre

*** Wukkup :    Danse des Caraïbes très suggestive
*** Bajan :       Adjectif ou substantif désignant l'appartenance à la Barbade

 

Jihane Sfeir
20 septembre 2020